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Plaisirs Inconnus (Unkown Pleasures/任逍遥 Ren xiao yao) de Jia Zhang Ke (Chine/2002/113’/DV/1:85/35mm (format de projection)/Couleur/Stereo/Mandarin/VOstFr)

septembre 12, 2010

Cinéma en plein air à La Villette (du 17 juillet au 22 août 2010). Et ce sera pour moi la dernière séance de cette session cinéphile estivale (seulement trois films vus, dommage).
Le programme était là***.

Pas moyen d’arriver en retard cette fois-ci. Je suis donc un peu à l’avance pour le film de Jia Zhang Ke, Plaisirs Inconnus (ça fait très film érotique mais en fait pas du tout, loin de là), 32e  film programmé à la Villette cette année, et troisième du réalisateur chinois. Quant à moi c’est le second de lui que je vois (après 24 City, voir la critique). La pelouse d’habitude noire de monde, est bien vide ce soir (ça ramène moins de public que Nos Années Sauvages ou La Cité de Dieu). On a droit à une pub merdique d’Allociné en préambule, et le film ne commence pas avant 22h.

On retrouve Nelson Yu Lik Wai à la photographie (on parlait d’un de ses films, Plastic City, à la fin de cet article, pour lequel Jia Zhang Ke est producteur), un personnage à suivre (son travail à l’image sur ce film porte parfaitement la mise en scène lente et quasi documentaire du cinéaste), et plus tôt que je ne le pensais avec Dream Home de Pang Ho Cheung (chronique à suivre prochainement*).
Et c’est parti pour presque 2 heures d’immersion dans la Chine d’aujourd’hui, triste, immense et vide, dans laquelle les individus frustrés ne se battent même plus pour survivre, dans laquelle « il n’y a pas de putain d’avenir » (phrase terrible et désespérée de Bin Bin sans illusion et sans lendemain qui vous prend aux tripes), dans laquelle les plaisirs resteront inconnus.

Autant la jeunesse était nerveuse, incontrôlable et bruyante dans La Cité de Dieu (programmé 15 jours plus tôt), autant elle est calme, apathique, et silencieuse dans Plaisirs Inconnus. L’action dynamique et grouillante du Brésil et de ses favelas a fait place à la lenteur et au vide des plaines immenses et des cités industrielles de la Chine. Deux approches totalement différentes de la jeunesse, pour deux films aux rythmes antithétiques (qu’on va éviter de comparer ici, car ils n’ont strictement rien en commun, sauf de dépeindre une jeunesse en perdition ou en chute libre).

Ici, la jeunesse est lenteur, ennui, silence (aucun cri à mon souvenir) et vide.
Et ce, dès le premier plan du film, qui annonce le rythme particulier du métrage. Un long plan séquence caméra embarquée en travelling arrière sur Xiao Ji sur sa moto qui roule dans les rues de Datong (province du Shanxi), face caméra (et ça finira comme ça a commencé avec ce plan qu’on retrouve à la fin). Les deux plans suivants sont aussi super longs et lents (travelling et panoramique circulaire dans une gare dans laquelle résonne la voix d’un mauvais chanteur, le cinéaste lui même d’après imdb, qui va revenir régulièrement ponctuer le métrage), et traduisent déjà le malaise et la frustration de ces hommes qui n’avancent pas, qui ne semblent avoir aucune perspective d’avenir, aucun espoir, aucun futur, seulement réduits à l’état d’ombres. Le seul qui semble vivant, c’est ce petit truand prêteur sur gages (le Xiao Wu du premier film éponyme du réalisateur, incarné d’ailleurs par le même acteur, Wang Hong Wei) qui propose un deal ou une affaire à nos héros, puis les traite de « Salauds de pauvres ». La pauvreté, la misère sont des thématiques omniprésentes qui planent sur les personnages qui s’arnaquent, font des petits boulots ou trafics, ou tout simplement attendent. Quoi ? Peut être que même eux ne le savent pas.

Résumé:
A Datong, une ville industrielle isolée dans le Nord de la Chine. Xiao Ji (Wu Qiong) et Bin Bin (Zhao Wei Wei)  glandent en essayant de le faire avec style, sans y parvenir. Les événements les effleurent à peine. Xiao Ji tombe fou amoureux de Qiao Qiao (Zhao Tao), chanteuse qui anime les podiums publicitaires, la starlette locale. Bin Bin, plus réservé, essaie de comprendre pourquoi son histoire avec une jeune étudiante ne mène nulle part. Xiao Ji drague Qiao Qiao, malgré la présence de son manager, dur et possessif, qui est aussi son fiancé, et malgré l’indifférence de la jeune fille. Mais l’obstination de Xiao Ji la touche, et elle couche clandestinement avec lui. Pendant ce temps, Bin Bin découvre qu’il a une hépatite et se fait reformer de l’armée à laquelle il voulait s’inscrire. Mécontents de leur vie, les deux amis décident de cambrioler une banque. *

Voilà du grand cinéma, qui pourtant reste humble et ne s’affiche jamais comme tel. Malgré son rythme extrêmement lent et son manque d’optimisme, c’est un film puissant, avec des moments de fulgurance cinématographique marquants (plus dans la mise en scène que dans la technique, qui affiche cependant clairement les intentions du réalisateur par ces plans séquences extrêmement longs, ces caméras embarquées, ces lents panoramiques qui dégagent un espace immense et désert, ces plans fixes savamment cadrés pour englober une longue action captée sur un plan).

Lorsque Qiao Qiao « embrasse » Ji et lui passe sa fumée de cigarette (idée trop sensuelle) qu’il recrache 30 bonnes secondes plus tard lorsqu’elle est sortie de la voiture (il lui rendra la pareille dans le bus de façon surprenante et inattendue); lorsqu’elle marche le long d’une route en construction (qui n’a donc pas encore de point d’arrivée un peu comme cette jeunesse chinoise sans horizon) ou qu’elle se déplace dehors toujours avec son châle noir porté à bout de bras au-dessus de sa tête; la scène où elle prend des photos avec des ouvriers; lorsque Xiao Ji rejoue avec son doigt la scène mythique du braquage de Pulp Fiction dans le bar devant la chanteuse; lorsque la télé annonce que les JO 2008 seront hébergés à Pékin et provoque la joie des gens assemblés devant la télé, laissant nos deux héros sans réaction qui s’en contrefoutent en plein milieu de cette liesse (la télé revient d’ailleurs ponctuellement dans le film pour transmettre des actualités bien précises-Falun Gong, etc, les actualités n’étant pas sous-titrées, je n’ai pas tout capté-, et positionner politiquement le cinéaste par rapport à son présent et à son gouvernement); lorsque Bin Bin découvre son hépatite et les magnifiques scènes avec son copine étudiante (particulièrement la dernière quand il lui offre un portable et qu’il essaie de lui faire comprendre qu’il n’y a pas d’avenir avec lui : à la fin, alors qu’il reste apathique sur sa chaise et ne lui répond pas, elle l’attend un peu en tournant en vélo dans le hall devant lui. Il ne peut l’aimer à cause de sa maladie qu’elle ignore et cette tragédie silencieuse et tout en retenue est déchirante); l’embrouille à la discothèque et la répétition en silence de claques bruyantes et savamment appliquées sur la joue de Ji parce qu’il a emmené danser la chanteuse qui est la soi-disant petite amie d’un petit mafieux local (qui finalement est lui-même pathétique) et sa vengeance pulsionnelle avortée par son ami; lorsque Ji et Qiao Qiao sont à l’hôtel et qu’il reste perplexe devant la douche puis finit par demander à Qiao Qiao d’ouvrir l’eau-il ne sait pas s’en servir, touchante ingénuité- puis le poème de Zhuang Zi qui rêve qu’il est un papillon en résonance avec le tatouage de Qiao Qiao (« Pourquoi tu as un papillon là ? Il s’est posé tout seul » lui répond elle), tous ces moments prouvent le talent et la sensibilité de Jia Zhang Ke engagé à raconter son pays et les problèmes qu’il rencontre (24 City est aussi particulièrement intéressant pour ça), et en font un grand cinéaste, modeste et subtil.

Cette vision de la Chine en pleine mutation (grands espaces industriels en friches vides et immenses) et de sa jeunesse en perdition est appuyée par une mise en scène à la fois simple et subtile, en particulier à travers le motif de la répétition (les claques dans la discothèque, les scènes où Ji galère avec sa moto dans les côtes –plans très longs, il finira d’ailleurs par la laisser sur la route à la fin-, lorsque Qiao Qiao veut s’en aller et que son caïd la refait s’asseoir en la poussant une bonne dizaine de fois dans le même plan fixe, mais aussi répétitions des décors et de certains plans ou mouvements de caméra ou de corps), et surtout celui du silence et du vide, en particulier dans les relations humaines et amoureuses (très peu de dialogues). La relation entre Bin Bin et sa copine est platonique et semble compliquée (lui n’a pas d’argent puis une hépatite, elle est étudiante et veut partir à Pékin pour ses examens ou son travail « On est jeunes, il y a des choix qu’on ne peut pas faire »), chacun des personnages qu’on croise semble s’ennuyer profondément, à part le dynamique et baratineur créancier qu’on retrouve plus tard (Bin Bin vient lui emprunter de l’argent ou lui vendre des DVD dans une autre scène clin d’œil de cinéphile), Bin Bin qui vit à la cité ouvrière avec sa mère se fait traiter par cette dernière de bon à rien, Ji qui se réfugie dans un amour bizarre et pulsionnel avec une fille dont il ne connait pas les sentiments (à part celui de vouloir réussir à tout prix), tout n’est qu’attente, errance, silence, dans cette solitude presque tragique, dans laquelle vient s’ajouter le manque d’argent et la pauvreté (dettes, galères, petits jobs, bas salaires, problèmes de loyer) qui les poussera à réfléchir au crime comme solution. On y vit au jour le jour, pour finalement pas grand-chose.

Et le braquage d’une petite banque sera aussi pathétique et manqué que le reste. La séquence de préparation est géniale. « Ça fait vrai ? –Non –Merde comment on va faire ? » se demandent nos deux héros frêles en essayant la bombe autour du cou pour voir s’il sont crédibles (pas une seconde).
« Tu pourrais au moins brandir au briquet » lui crie le vigile de la banque lorsqu’il entre et que celui-ci voit direct le subterfuge (une fausse bombe artisanale vraiment mal faite). Ça aura pas duré longtemps, mais c’est aussi drôle que désespérant.
Le final sur Bin Bin qui chante (la chanson de Richie Jen qu’il a souvent écouté au karaoké avec sa copine) dos à un mur et droit comme un piquet dans un commissariat face aux flics qui lui ont demandé une chanson est juste énorme. Magnifique plan fixe sur ce maigre et jeune héros face caméra, à la fois digne et bouleversant qui chante une liberté insensée et romantique qu’il ne connaitra jamais (les paroles sont en plus parfaitement en accord ou plutôt en total contrepoint par rapport à leur réalité et surtout à leur désir d’évasion, le titre original du film est d’ailleurs tiré de cette chanson).

Les acteurs sont magnifiques et quasi anonymes (on reconnait cependant le Xiao Wu de son premier film, Zhao Tao qu’on retrouvera dans 24 City et beaucoup d’autres œuvres du cinéaste, et puis les deux jeunes inconnus Zhao Wei Wei et Wu Qiong, trop crédibles dans leurs poses figées) et traduisent parfaitement cette frustration et cette attente sans issue, tels des fantômes coincés dans la matière. Une jeunesse désabusée et perdue qui se demande à quoi bon vivre « 30 ans ça suffit », qui ne vieillira jamais, tel le papillon de Zhuang Zi, et son fameux précepte « Agis selon ton bon plaisir ».

Unkown Pleasures est aussi un métrage riche, car truffé de références cinéphiliques et culturelles bien pointues (Le Roi Singe en dessin animé, Zhuang Zi et son conte bien connu, les actualités TV, Richie Jen star de la chanson populaire et du cinéma dont on entend la ritournelle à plusieurs reprises et qui fait étrangement écho à leur situation, mais dont le glamour et le charisme est à des kilomètres de la « classe » de nos héros, la citation de Pulp Fiction, mais aussi de ses propres films par ses acteurs (Xiao Wu et Zhao Tao) et par une scène drôle et clin d’œil: lorsque Bin Bin vend des DVD (qu’on imagine pirates ?) et que Xiao Wu lui demande plusieurs titres de films de Jia Zhang Ke que Bin Bin n’a pas, « T’as aucun film d’art ? »).

Notons enfin que les chinois fument comme des pompiers (au moins une cigarette à chaque séquence), qu’il y a pas mal de japonais au générique, dont Office Kitano parmi les producteurs, que ce film a été tourné en 3 semaines et en DV, pour une récompense au Festival International du Film de Singapour, et une nomination à la Palme d’Or à Cannes 2002.

Un très bon film, loin du cinéma d’action cadencé à 50 images par minute et d’enjeux narratifs clairs et faciles. Les films de baston et les nanars, c’est bien, mais je kiffe aussi le cinéma « quand il ne se passe rien ».
Si vous ne connaissez pas Jia Zhang Ke, je ne peux que vous conseiller de découvrir cet excellent réalisateur.

__________

A lire en rapport avec cette thématique de la jeunesse au cinéma :
Corrado Neri, Âges inquiets. Cinémas chinois : une représentation de la jeunesse, (Tigre de papier, Lyon, 2009, 533 p.)

http://www.imdb.com/title/tt0318025/
http://en.wikipedia.org/wiki/Unknown_Pleasures_%28film%29
http://www.cadrage.net/films/plaisirsinconnus.htm
http://www.sancho-asia.com/articles/plaisirs-inconnus
http://www.advitamdistribution.com/spip.php?article67
http://www.hkmdb.com/db/movies/view.mhtml?id=11944&display_set=eng
http://www.cinemasie.com/fr/fiche/oeuvre/plaisirsinconnus/*
http://www.objectif-cinema.com/pointsdevue/0549.php
http://cinema.fluctuat.net/films/plaisirs-inconnus/
http://cinema.fluctuat.net/films/plaisirs-inconnus/606-chronique-un-air-dans-la-tete.html
http://www.cineclubdecaen.com/realisat/jiazhangke/plaisirsinconnus.htm
http://www.ecrannoir.fr/stars/stars.php?s=575
http://www.objectif-cinema.com/interviews/192.php

A l’année prochaine pour de nouvelles aventures cinéphiles en plein air.
Eddie, le 12 septembre 2010 (film vu le 18 août).

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